Le vendredi 12 octobre, nous sommes allés voir à la MC2 le spectacle “Celui qui tombe”, de Yoann Bourgeois. Cette représentation alliant la danse, les arts du cirque et la musique était portée par six danseurs : Julien Cramillet, Kerem Gelebek, Jean-Yves Phuong, Sarah Silverblatt-Buser, Marie Vaudin et Francesca Ziviani.
Ce métissage entre différents arts du spectacle se retrouve dans de nombreuses chorégraphies de Yoann Bourgeois. Il est lui-même acrobate, acteur, jongleur et danseur, diplômé du Centre National des Arts du Cirque, mais a aussi été à l’école du Cirque Plume, et au Centre National de Danse contemporaine. Il dirige actuellement le CCN2 - le Centre chorégraphique national de Grenoble – et continue à monter de nombreux projets variés, avec toujours comme fil conducteur un intérêt particulier pour le vivant sous tous ses aspects.
Le spectacle est articulé autour d’un support principal : un grand plateau de bois, sur et autour duquel évoluent les danseurs. De cet “accessoire”, Yoann Bourgeois va tirer de multiples possibilités, le tordre, l’incliner, le faire tourner, le suspendre, le balancer, le secouer, chaque configuration donnant lieu à de nouvelles trouvailles chorégraphiques, de nouvelles situations auxquelles les danseurs se voient confrontés.
La lumière tout au long du spectacle est plutôt chaude et dorée. Tantôt elle met en valeur le plateau, le faisant sortir de l’obscurité de la scène, tantôt elle éclaire l’intégralité de la scène, dans une atmosphère plus froide, révélant un grand hangar métallique. En nous montrant ce hangar, Yoann Bourgeois fait le choix de nous dévoiler les coulisses du spectacle, de prendre le temps de regarder le travail du technicien qui patiemment vient fixer, un à un, les crochets qui maintiennent la plateforme dans les airs. Mais au delà de ça, on peut y voir un thème central du spectacle : la fragilité de la vie, la fragilité des humains, la notion de risque mais aussi celle de la confiance. Le plateau qui porte tous ces danseurs ne tient qu’à l’attention d’un individu : c’est peu, ça peut faire peur. Mais il tient. C’est une vision de l’homme bienveillante et pleine d’espoir que Yoann Bourgeois et ses danseurs nous livrent dans ce spectacle, une représentation d’un homme qui tombe, comme le titre l’annonce, mais surtout d’un homme qui se relève, d’un homme qui continue à créer et à progresser même au beau milieu de l’incertitude et du hasard.
Les danseurs sont habillés comme nous, ils portent des baskets, certains une chemise, d’autres une jupe... Ce sont des hommes et des femmes qui pourraient être nous, en qui on peut se reconnaître.
Dans la vie, chaque mouvement qu’on esquisse vers quelqu’un d’autre est une prise de risque, parce que l’autre c’est l’inconnu, c’est le hasard, c’est des milliers de choses qu’on ne connaît pas. Cette beauté dangereuse des relations humaines est décrite dans le spectacle lorsque la plate-forme est en équilibre sur un axe central : tant que les danseurs sont tous ordonnés et biens écartés les uns des autres, elle est stable et parfaitement horizontale, mais dès que l’un des danseurs fait un pas vers un autre, elle s’incline brusquement et tous en subissent les répercussions et doivent se replacer. De cela se détachait encore la force de l’amour, un sentiment tellement puissant qu’il faisait s’ébranler le plateau et s’éteindre un instant les lumières. En outre, dans nombre de situations, leur force est leur cohésion : quand le plateau tourne à toute vitesse, c’est en se regroupant qu’ils parviennent à rester debout, quand il se balance, c’est ensemble qu’ils le retiennent...
Par ailleurs, en nous faisant nous identifier aux personnages sur scène, Yoann Bourgeois nous fait nous sentir humains, et c’est agréable. Il nous montre des gens qui sont en train de glisser d’une plate-forme qui s’incline et qui font tout leur possible pour ne pas en tomber, et le spectateur, sans même se demander pourquoi ils ne veulent pas tomber, espère avec eux qu’ils vont réussir à rester accrochés. Et ce sera de même quand plus tard ils essaieront tour à tour d’en descendre. Quel meilleur moyen de montrer affectueusement les contradictions de l’homme qu’en nous les faisant partager ?
Les danseurs tombent, glissent, courent, sont parfois violemment percutés par le plateau en mouvement, mais recommencent inlassablement avec toujours la même énergie et le même courage à s’émerveiller, à explorer chaque nouvelle configuration du plateau, chaque possibilité de la vie et de leurs corps. Ils s’entraident, se soutiennent, se font confiance - en allant même pour l’un d’entre eux jusqu’à se laisser suspendre par les pieds au dessus du vide avec pour seule sécurité les mains de ses compagnons agrippées à ses chevilles - et évoluent ensemble, mais chacun à leur manière.
Visuellement le spectacle est très beau : les danseurs sont parfois dans une position de mouvement immobile tellement vivante qu’on croirait voir un tableau de Delacroix, l’utilisation du nombre aussi, avec des solos, des duos, des unissons, crée des images marquantes.
L’utilisation de la musique dans ce spectacle est aussi très intéressante. Elle est parfois out, comme une sorte de bande son, parfois in quand les danseurs se mettent à chanter, et parfois un savant mélange des deux, comme la voix de Sinatra « rembobinée » quand les danseurs marchent à l’envers, la musique d’une boîte de nuit à l’étage qu’on entend en sourdine quand la mise en scène se centre sur le sous-sol, ou encore la 7e Symphonie de Beethoven arrêtée par une secousse.
Chacune des musiques choisies par Yoann Bourgeois parle, d’une façon ou d’une autre, de la vie.
Tout d’abord, on entend le 2e mouvement de la 7e Symphonie de Beethoven, écrit en contrepoint. Les différentes mélodies du contrepoint pourraient représenter des vies qui se croisent, se séparent et s’entremêlent, mais toujours harmonieusement, comme celles des personnages qui évoluent sur scène.
« My Way » de Frank Sinatra est le regard rétrospectif d’un homme sur sa vie, un regard satisfait qui insiste sur le fait qu’il a vécu sa vie à sa manière, tout comme les danseurs, qui même à l’unisson continuent à se distinguer les uns des autres. Ce n’est peut-être pas un hasard si c’est “My Way” qui est “rembobinée” par les danseurs : là encore, ils recommencent, reviennent en arrière, pas forcément pour faire mieux, mais en tout cas pour faire encore, pour profiter encore de la vie. Le célèbre « Casta Diva » extrait de « Norma » de Bellini est un air paisible dans lequel la prêtresse s’adresse à la lune en lui demandant de montrer son visage calme et d’apaiser les cœurs : même dans le tumulte de la vie, l’être humain recherche la paix et la tranquillité.
Enfin, le choeur final de « Didon et Enée » de Purcell, chanté par les danseurs, aborde le thème de la mort, thème déjà rencontré plusieurs fois dans le spectacle, la mort étant partie intégrante de la vie. Dans ce morceau, c’est une mort apaisée et entourée qui est décrite, comme le sera à la fin du spectacle la mort d’une des jeunes femmes, entourée et portée par ses compagnons.
A la musique s’ajoutent quelques bruits, comme celui du moteur qui fait tourner le plateau, le grincement du bois, et les chutes des danseurs.
Je pense que ce spectacle a touché le public parce qu’il parlait de nous, et que chacun pouvait, à un moment ou un autre, s’y reconnaître. La salle était pleine, il y avait des enfants, des adultes, et tous avons sursauté ensemble, ri... C’était notre vie qui était dansée sous nos yeux, pas une vie idéalisée, pas une vie sombre et sans espoir, simplement une vie, dans toute sa beauté et sa complexité.
Nina Vassal, Première L